Je voudrais faire passer ici 2 messages:
1. L'emploi académique, de chercheur ou d'enseignant-chercheur, n'est pas, ne sera pas, et n'est probablement nulle part dans le monde le débouché naturel des Docteurs.
D. Monniaux en a fait un long papier, mais alors que les chiffres concernant les ouvertures de poste au CNRS viennent de sortir, on peut faire quelques rappels: il y a en gros, depuis quelques années, 300 postes ouverts par an au CNRS en CR2 et CR1. A cela, on peut ajouter 1300 ou 1400 postes de Maître de Conférences dans l'ensemble de nos Universités et Grandes Ecoles dépendant du MESR.
Si l'on rajoute les quelques dizaines de postes ouverts dans d'autres EPST (INRA, INRIA, INSERM, IFFSTAR...), ainsi que ceux dans les écoles d'ingénieur ne dépendant pas directement du Ministère de l'ESR (ESPCI, X, Mines, Agro...) voire même les postes dans des instituts avec des statuts particuliers mais fonctionnant comme des centres de recherche "classiques" (Institut Pasteur, CEA...), on doit arriver à environ 2000 postes ouverts annuellement.
On délivre de 10 à 12000 doctorats par an ces derniers temps (11000 en 2010).
La recherche publique ou l'enseignement supérieur, et donc le public en général (on va négliger le nombre de Docteurs qui finissent dans la haute administration...) n'absorbe ainsi que 20% des nouveaux diplômes (on pourrait raffiner le modèle en intégrant les recrutés non diplômés en France, et en soustrayant les diplômés non français qui repartent dans leur pays d'origine, ça ne change pas l'ordre de grandeur je pense).
Si l'on revenait aux niveaux de 2000-2004, période relativement "faste" de recrutement, on aurait en gros 3000 embauches (2000 postes de MCF, 600 au CNRS plus le reste).
Ce ratio, que l'on parle de 20% ou 30%, est probablement très similaire à ce que l'on peut trouver ailleurs dans le monde (il est difficile de trouver les chiffres exacts aux Etats-Unis, mais on délivre environ 50000 doctorats pour quelques milliers de postes d'Assistant Professor par an).
On voit donc clairement qu'une "politique pluriannuelle de création d'emploi" réclamée par les organisations dans l'enseignement supérieur et la recherche n'est pas la solution aux problèmes de débouchés des docteurs, comme on peut parfois l'entendre (souvent par les mêmes qui expliquent que la loi Sauvadet limitant à 6 ans l'emploi à durée déterminée dans le public tue la recherche française...).
Même la création de 30000 emplois supplémentaire sur 10 ans, proposée par Sciences en Marche, n'absorberait (en imaginant qu'elle soit mise en place) au total que 50 ou 60% du nombre des docteurs "produits annuellement", et seulement sur cette durée.
Bref, la politique pluriannuelle de création d'emploi aurait beaucoup de points positifs pour le fonctionnement de l'enseignement supérieur et de la recherche, ne serait-ce notamment que parce qu'il manque l'équivalent de 10000 équivalents temps plein pour l'enseignement à l'échelle du pays, mais n'est pas une solution à ce problème. Communiquer en ce sens me semble au mieux une erreur, au pire un mensonge.
Ainsi, je pense que notre responsabilité, en tant que chercheurs et enseignants-chercheurs, est de faire comprendre aux jeunes que nous formons qu'une carrière académique sera l'exception, pas la règle. Et qu'il faut réfléchir le plus tôt possible à un plan B.
Ce qui m'amène à mon deuxième point:
2. Il existe un problème réél, en France, de débouchés des Docteurs dans le privé. Et ce problème nous est propre.
En 2007, 3 ans après la thèse, le taux de chômage des docteurs en France était de 10%. On tourne plutôt autour de 3-4% dans la majorité des autres pays. En gros, en France, le taux de chômage des docteurs est équivalent à celui de la population globale. Il est typiquement 2 fois plus faible que ce taux global dans les autres pays de l'OCDE.
Autre point intéressant: le taux de chômage des M2 en France est de l'ordre de 7%, et 5% pour les ingénieurs. Aux USA, le taux de chômage des MSc est de 3,5%, similaire voire un peu plus élevé que le taux de chômage des docteurs. Le doctorat "diminuant" l'employabilité (par rapport au diplôme d'ingénieur mais aussi par rapport au Master) semble donc la aussi propre à la France (même si la tendance paraît s'inverser récemment, le doctorat restant stable mais les M2 ayant été touchés par la crise).*
On lit parfois que, tout simplement, on diplôme trop de docteurs en France, comparativement à notre "besoin". Je ne le crois pas. Ramené à la population globale, l'Allemagne délivre quasiment 2 fois plus de doctorats que nous, toutes disciplines confondues. Les Etats-Unis une proportion similaire (voire un peu plus élevée) que la nôtre. Le taux de chômage des docteurs dans ces pays est largement (typiquement 4 fois) plus bas que chez nous. La différence de taux de chômage global (10% chez nous, autour de 5 chez eux), n'expliquant pas tout.
Ce n'est donc pas une question de "nombre" uniquement: ni de nombre total, ni de nombre d'emplois dans le public.
On peut aussi se dire qu'il s'agit avant tout d'un problème général lié à l'employabilité des Docteurs en Lettres, Langues, Sciences Humaines et Sociales. La aussi, c'est sans doute un peu plus complexe. Le ratio est d'environ 2/3 de doctorats délivrés en sciences pour 1/3 en SHS en France. C'est assez proche aux USA. En Allemagne le ratio serait même inversé (mais certains chiffres présentés ici ne collent pas tout à fait avec ceux lus ailleurs...). Le taux de chômage des docteurs étant très faible dans ces pays, tous champs disciplinaires confondus, on peut supposer que si "inemployabilité des docteurs de SHS" il y a dans ces pays, elle est nettement moins marquée que chez nous.
Maintenant, que peut-on dire du problème français?
- Le taux de chômage pour les thèses CIFRE ou allocations de recherche est de 6 ou 7%. Aujourd'hui, 33% des thèses sont encore non financées (pour les SHS seules, le ratio est inversé puisque seules 33% des thèses sont financées). Cela veut donc dire que le taux de chômage pour les docteurs dont le doctorat n'a pas été financé est très élevé (autour de 15%?).
- On peut aussi identifier en gros 2 populations en termes de taux de chômage: les disciplines au-dessous de 8% (Maths, Physique, Informatique, Sciences de l'Ingénieur, mais aussi Droit), celles au-dessus de 12 (Langes et Sciences Humaines mais aussi Chimie et Sciences de la Vie et de la Terre). Pour cette deuxième catégorie, on peut être plus subtil en regardant le taux d'emploi dans le secteur public: plus de 80% pour les LSHS, moins de 60 pour la Chimie et les SVT.
Il y a donc probablement 2 facteurs un peu différents qui interviennent: manque de reconnaissance du doctorat dans le privé pour l'un, tension sur le marché de l'emploi pour l'autre (la chimie et les sciences de la vie sont assez "embouteillés" depuis longtemps...).
D'où vient-il?
Cela va faire cliché et redite, mais je crois qu'il reste une "incompréhension" de ce qu'est le doctorat et de ce qu'il peut impliquer comme compétences dans beaucoup d'entreprises. Je pense que la dualité du système français (Grandes Ecoles versus Universités), et le fait qu'historiquement les Grandes Ecoles ont la main dans les entreprises, renforce ce problème.
Ce n'est bien sûr pas vrai de toutes les entreprises, mais il y a semble-t-il une certaine frilosité (ou méconnaissance) vis-à-vis de la recherche et de l'innovation, parce que l'on cherche une rentabilité à très court terme. Même dans les boîtes disposant de centres de recherche réputés, il faut batailler pour "vendre" aux décideurs des projets de rupture à long terme. De plus, le centre de recherches est souvent la porte d'entrée du docteur mais à moyen terme l'évolution est ailleurs. La notion d'expert senior est assez éloignée de nos standards. Et dans les petites entreprises, on voit le docteur comme concurrent de l'ingénieur, or avec les ingénieurs on fonctionne bien donc à quoi bon.
Les universitaires ont leur part de responsabilité: par exemple en n'étant pas clairs avec leurs étudiants sur les points exposés ci-dessus, ou en leur faisant miroiter des postes qui n'existent pas, ou en leur disant que tout ça c'est que la faute des politiques.
En laissant soutenir trop de thèses de mauvaise qualité pour tout un tas de mauvaises raisons (et notamment un manque de contrôle d'étapes, ce que les comités de thèse sont aujourd'hui un peu censés faire)
En faisant souvent la confusion, voulue ou non, "emploi scientifique" = "postes académiques" (je l'ai vu dans un paquet de présentations estampillées CNRS). Un petit symbole qui dit bien des choses, je trouve.
En ne proposant pas grand chose en termes de formations à la recherche d'emploi non plus (même si de plus en plus d'écoles doctorales proposent des choses de ce style, parfois obligatoires).
Il me semble aussi que la vision française du doctorat est trop axée sur l'"hyperspécialisation" qu'il représente. Cela aussi est vrai du côté de l'employeur comme du docteur. "Mais pourquoi je recruterais quelqu'un qui a fait de l'optimisation de réacteurs à plasma froid pour traitements de composés organiques volatils/ qui s'est intéressé à la sociologie des punks à chien?" et "Mais pourquoi je candidaterais chez Boston Consulting Group alors que ce que j'ai fait c'est de la synthèse totale du taxol/comprendre les migrations de population dans le Marais poitevin au 16ème siècle?". Ma maigre expérience des USA m'a laissé entrevoir de ce point de vue une plus grande ouverture d'esprit réciproque (mais peut-être que je me leurre).
Que peut-on envisager?
Je ne suis pas politicien, je n'ai pas l'oreille des politiciens, et je ne suis convaincu ni de leur volonté de changer les choses, ni de leur pouvoir pour le faire, mais j'aimerais juste vous avoir convaincu de ces 2 points:
L'emploi académique ne permet pas, ne permettra jamais, et n'a pas vocation à absorber le flux de docteurs diplômés chaque année.
La France ne diplôme pas trop de docteurs par rapport aux standards internationaux, mais ne sait pas bien les employer.
L'une des mesures du CIR, donnant un crédit d'impôt pendant 2 ans à une entreprise embauchant un docteur pour son premier emploi "privé", me semble intéressante. Il faudrait sans doute en faire plus de publicité...
La reconnaissance du doctorat en entreprise, impliquant un changement culturel assez fort, passera probablement par une amélioration du "contrôle qualité" des thèses soutenues. Je pense que les comités de thèse mis en place récemment et qui se généralisent, sur le modèle de ce qui se pratique aux USA, va dans ce sens.
Dans l'autre sens, les entreprises gagneraient aussi à prospecter un peu plus à la recherche de potentiels futurs employés dans les laboratoires, comme cela se pratique courramment aux USA (voir commentaire).
Pour conclure sur une touche polémique, je dirais enfin que les doctorats non financés et interminables n'aident visiblement pas, ni à la reconnaissance du doctorat comme "expérience professionnelle" tant défendu par les associations, ni les doctorants eux-mêmes dans leur recherche d'emploi, si j'en crois les chiffres plus hauts. La aussi, des pistes de réflexion ont été abordées par D. Monniaux. Resterait juste à trouver l'argent, mais ça aiderait sans doute à responsabiliser quelques "directeurs de thèse" pas toujours hyper scrupuleux...
* Bien sûr, le taux de chômage n'est qu'un indicateur parmi d'autres. Un autre indicateur qui serait intéressant serait le pourcentage d'emplois "sous-qualifiés" pour les docteurs. Dans le rapport du CAS mis en lien plus haut, on peut juste avoir une idée du % d'emplois "hors recherche" (mais c'est un sens très large, et donc pas forcément "sous-qualifié"), qui est toujours autour de 25-30% (sauf au Royaume-Uni, 40%).
Et allez voir un article très intéressant sur cette question même s'il date un peu, d'un "pionnier" du blogging scientifique, vaquant depuis à d'autres occupations.