Récemment, j'ai participé à un comité de sélection (il y a quelques années appelé commission de spécialistes) pour le recrutement d'un maître de conférences.
Après réflexion, je pense (mais je peux me tromper) qu'il s'est passé quelque chose de suffisamment intéressant pour être raconté et discuté, pas dans le détail mais d'un point de vue général.
Précisons que je ne travaillerai pas avec le recruté, que je n'avais rencontré qu'un seul des auditionnés auparavant, que le profil n'était pas vraiment sur mon domaine de recherche, et que je pense donc avoir été un observateur relativement neutre*.
Pour commencer par la conclusion, je pense que, selon des critères purement objectifs, le deuxième aurait dû être classé premier**. Pourtant, il n'y a pas eu de "magouilles" ni quoi que ce soit de contestable dans la façon dont l'audition et la discussion se sont déroulées: le classé premier a été très clairement désigné par la commission (presque 90% des voix), et le PV approuvé à l'unanimité.
Mais même après mûre réflexion, je reste persuadé qu'il y a eu ce jour là une sorte d'"auto-emballement" assez difficile à expliquer, ce que je vais néanmoins essayer de faire dans la suite.
Contexte: 7 candidats à passer. Pas de candidat qui sur le papier se détache trois rangs au-dessus des autres. Pas de candidat local non plus, ni même de "poulain déclaré" en ce qui concerne l'équipe ou des membres de la commission: le seul ancien thésard d'un des membres (influent) de la commission n'est pas venu car classé premier ailleurs. Autant que je sache, il n'y a pas de "political agenda" dans le cadre de ce recrutement, bref, les choses sont aussi neutres qu'elles peuvent l'être.
Deux candidats font une mauvaise voire très mauvaise planche, ce qui règle rapidement leur cas vu que leur dossier n'était pas a priori dans le haut de la pile. Deux candidats se sont défendus honorablement, mais pour plusieurs raisons pas très importantes ici, sont assez vite éliminés (ils seront malgré tout classés) de la course au Graal***.
Bref, 3 candidats semblent au dessus du lot et c'est sur eux que les longues discussions vont porter; en fait, la lutte pour la première place se limite même vite à 2 candidat. Et assez rapidement je comprends que c'est autour d'un candidat que tout tourne.
Tous les points faibles de son dossier sont minimisés quand ils ne sont pas tournés en avantages; tous les points forts des (et surtout d'un) concurrents sont sous-estimés.
Assez vite, le vote -indicatif- montre que ce candidat se détache très largement, et que finalement la deuxième place est contre toute attente celle qui sera serrée.
Or, si je compare selon les critères objectifs que je peux imaginer:
- adéquation avec le profil recherche: aucun des candidats ne possédait tous les mots clefs initialement souhaités, mais les deuxième et troisieme étaient au moins des expérimentateurs comme stipulé dans le profil de poste. Le premier a, en thèse, fait avant tout du numérique. Dans la commission, certains en étaient à ressortir son CV de bac à bac+5 pour justifier que oui, il était expérimentateur.
- adéquation avec le profil enseignement: plus difficile à trancher, mais les enseignements demandés seront a priori en lien avec le profil recherche. Le troisième semblait de ce point de vue un peu léger. Les deux premiers avaient une solide expérience, mais le fait que le premier ait "fait l'effort de chercher des enseignements alors que ce n'était pas prévu dans son contrat" a été jugé remarquable par la commission.
- nombre de publis: le deuxième en a beaucoup plus. J'ai entendu "oui, mais il en a peu en premier nom" (en fait le même nombre que le nombre total de celui qui sera classé premier) et "dans son groupe, ça publie à tour de bras de toute façon" (je sais que ça existe, mais le reprocher à un candidat est un peu limite: il n'est pas reponsable des politiques de publications de ses chefs...)
- expérience post-doctorale: le premier et le troisième ont fini leur thèse en décembre dernier. Dans ce cas, on dit "prometteur" si on veut classer le candidat, et "manque d'expérience" sinon**. Le deuxième a 18 mois de post-doc dans les pattes, avec me semble-t-il un papier sur le sujet. Le premier est même resté dans son labo de thèse pour son post-doc, "red flag" assez fréquent dans les commissions mais ici passé sous silence...
- expérience internationale: le deuxième en a une (étranger, il a fait son M2 en Erasmus, sa thèse dans son pays chez un cador mondial, son post-doc en France; il parle un français parfait). Le troisième a fait sa thèse en cotutelle à l'étranger, y passant 2 ans (bel esprit d'initiative car on peut supposer que cela a surtout dépendu de lui). Le premier n'est pas sorti du pays.
- qualité de l'audition: autant que je puisse juger, ce fut une bonne planche dans les 3 cas. Bon sens du timing, projet d'intégration montrant qu'ils avaient fait leurs "homeworks" (tous avaient contacté l'équipe d'accueil et étaient venu visiter), des qualités pédagogiques dans la façon de présenter et du recul scientifique dans la façon de répondre aux questions. Le troisième a paru paradoxalement à la fois un peu timide et un peu "survendeur" de ses qualités humaines; on a reproché au deuxième d'avoir trop vulgarisé sa présentation. Etonnamment rien de tel n'a été dit sur le premier qui nous a pourtant fait un slide sur ses stages d'avant M2, et qui selon moi nous en a tellement peu dit que la moitié des questions ont porté sur ses activités extracurriculaires (liées à la valorisation scientifique certes, mais tout de même).
Voila pour ce que je peux imaginer comme critères objectifs, peut-être en oubliè-je?
Si j'essaye maintenant d'expliquer la décision, je dirais que le premier a, pour des raisons qui m'ont échappé, fait une impression exceptionnelle sur 3 ou 4 personnes à l'audition, et n'a vraiment déplu à personne. Les premiers commentaires ont donc été extrêmement élogieux et ont je pense vite conquis 5 ou 6 autres membres à l'origine bien disposés mais plus neutres.
Le deuxième a plu à beaucoup de monde également, mais n'a pas trouvé de "fans" disposés à chanter ses louanges, alors qu'une ou deux personnes ont, dès le court debriefing entre deux candidatures, souligné des choses qui ne les avaient pas convaincus.
Le troisième a laissé les gens plus circonspects, mais finalement, ayant moins polarisé que le deuxième, il a failli lui passer devant au dernier moment...
Bref, mon interprétation de cette journée est qu'il y a eu une sorte d'effet de groupe basé sur une impression somme toute assez subjective, mais qu'on a fini par "rationaliser" quitte à interpréter (ou surinterpréter) la réalité de manière discutable. Et sur l'influence, même inconsciente, de quelques leaders.
Je pense que pour étudier la dynamique de groupe, une commission de spécialistes devrait être un bon système modèle... Et plus précisément, quand on aime à réfléchir sur le fonctionnement humain du monde de l'ESR, une journée de commission, c'est toujours de la "food for thought".
* ce qui ne veut pas dire froid, malgré le ton laconique de cet article: les activités de recrutement (thèse, post-doc, MCF...) me font toujours beaucoup souffrir. J'ai l'impression d'avoir un pouvoir absolument illégitime sur la vie de personnes souvent de qualité.
** c'est un avis qui peut-être n'est pas pertinent, mais for the sake of the argument faisons comme si c'était vrai
*** Je ne sais pas si c'est une tendance lourde ou une succession de hasards, mais depuis un an je vois dans mes sections CNU beaucoup de recrutés à thèse + 6 ou 12 mois, ce qui semblait inconcevable il y a encore 4-5 ans quand je soutenais ma thèse...
Addendum du 26 mai: merci à A. Lavigne en commentaire de m'avoir souligné que j'étais so 2002 en parlant de commission de spécialistes alors qu'on doit dire comité de sélection depuis au moins 5 ans (avec les nouvelles règles concernant le nombre d'extérieurs notamment). J'ai donc changé mon titre d'article...