Je suis en train de lire les Mystères du Peuple, d'Eugène Sue.
Sue est un romancier français, un poil tombé en désuétude, dont les romans-feuilletons étaient d'énormes succès entre 1840 et 1850. Il fut, comme Hugo, impliqué dans la vie politique (député socialiste), et les Mystères de Paris ont probablement, dans une certaine mesure, influencé les Misérables.
Les Mystères de Paris, le plus connu de ses romans, et ayant eu à l'époque de sa sortie un succès au moins équivalent à celui des Trois Mousquetaires, possédait, quand je l'ai lu, un charme certain, malgré les défauts inhérents au roman-feuilleton (suspense de bas de page, digressions oiseuses parce qu'on était payé à la page, grosses ficelles narratives, etc).
On pouvait aussi reprocher un certain manichéïsme (les gentils feraient passer Zorro et l'abbé Pierre pour des marchands de sommeil pédophiles, et les méchants Ben Ali et Francis Heaulme pour des enfants de choeur) à côté duquel l'oeuvre d'Hugo est un modèle de subtilité.
Cependant la galerie de personnages est attachante, les aventures prenantes, et la description des bas-fonds parisiens avant Haussmann est délectable (Sue a joué pour son roman au journaliste de terrain).
Bon, je trouve pour l'instant que les Mystères du Peuple, roman inachevé écrit dix ans après et retraçant aux travers des siècles la vie d'une famille de prolétaires, est moins prenant, et, si la chose est possible, plus caricatural. Quoique bien documentée d'un point de vue historique, l'analyse politique, qui prend malheureusement le pas sur le côté romanesque, est assez simpliste, même si à l'époque elle était novatrice et dénonciatrice (le roman a été censuré et mis à l'index par le clergé, Sue contraint à l'exil par Napoléon 3): on croirait lire un Zemmour de gauche. Certes, Eugène a au moins l'excuse d'avoir écrit ça il y a 150 ans, mais tout de même.
On peut toutefois retenir l'une des thèses centrales de l'ouvrage: "Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection".
Thèse, qui, notamment illustrée par la description des insurrections de 1848 ayant conduit à la chute de Louis-Philippe 1er et à la proclamation de la 2nde République, fait diablement écho à la situation tunisienne:
"Un immense flot de peuple, toujours grossissant, accompagnait et précédait ces sinistres clartés. Les clameurs devenaient de plus en plus terrible. On distinguait parfois, dominant le tumulte, les cris: - Aux armes! Vengeance! A ces cris répondaient des exclamations d'horreur. "
"-Assez de tueurs de peuples! Vive la République!"
"Le combat a cessé depuis quelques temps. Le fils du marchand a apporté la nouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que les troupes fraternisent avec le peuple, que la Chambre des députés est dissoute, et qu'un gouvernement provisoire est établi à l'Hôtel de Ville".
On sent les mêmes espoirs pour le futur: "c'est l'inauguration de notre République, loyale et généreuse, elle appelle à un pacte solennel d'oubli, de pardon, de concorde, juré sur les cendres des derniers martyrs de nos libertés. Partout la liberté s'éveille: union, fraternité des peuples, travail, industrie...".
Hélas, tout optimiste qu'on soit, on ne peut s'empêcher d'être plus circonspect quand on pense au coup d'Etat de Louis Napoléon Bonaparte, 4 ans plus tard.
Ou, encore plus, quand, connaissant l'Histoire du 20ème siècle, on lit ceci, quelques lignes plus bas: "l'Humanité marche toujours vers le progrès, parfois lentement, mais jamais elle n'a fait un pas en arrière".