C'est une réflexion que l'on est parfois forcé de se faire lorsque l'on est confronté à certains étudiants ou plus généralement à certaines situations.
Ainsi, lors d'auditions pour le recrutement d'un master pro dont nous nous occupons. Sans être génial, il marche bien et a plutôt bonne réputation tant parmi les étudiants que parmi les employeurs.
Nous opérons donc une petite sélection à l'entrée (environ 60 dossiers reçus, pour une trentaine de places maximum).
Nous voyons passer un certain nombre de dossiers problématiques, dans la mesure où les raisons de les refuser sont très claires pour nous, mais visiblement dures à avaler pour les étudiants.
Ainsi, il est je pense de notre devoir d'honnête homme de dire à un étudiant que faire un master pro alors qu'on a un diplôme d'ingénieur et un master recherche dans le domaine n'apportera rien à la choucroute*.
De même, on ne peut pas ne pas dire, si l'on est un minimum honnête, à un étudiant qui a déjà 2 masters, 1 pro et 1 recherche dans la filière, qu'un 3ème master le desservira plus qu'autre chose.
Le problème est, comme il est arrivé hier à un collègue, lorsque l'étudiant ne veut pas entendre ces arguments, même énoncés posément et détaillés, et se fend d'un mail d'insultes ("bobos parisiens" "ne valez rien sur le plan scientifique" "ne connaissez rien à la vie"...). C'est toujours un peu dur à avaler, le pire étant que dans le même mail, l'étudiant nous a donné le nom de ce qui était pour lui de vraies personnes de qualité: à savoir, visiblement, celles qui l'ont accepté dans son second master avant de lui faire miroiter un poste dans leur laboratoire... bref, des gens qui l'ont, je pense, un peu utilisé.
Et puis même si nous ne connaissons pas grand chose à la vie, nous travaillons tout de même en partenariat étroit avec un bon paquet d'entreprises, dans le cadre du master mais aussi de notre recherche, et nous avons donc une idée pas complètement déraisonnable du CV des gens qui sont recrutés et dont on nous dit du bien.
J'y vois une conséquence de certains propos tenus entre autres par l'UNEF et qui a fini par pénéter l'esprit des étudiants, à savoir le raisonnement simpliste suivant: "toutes les études le prouvent: plus l’on est diplômé, plus on a de chance de trouver un emploi". Et donc, quand on explique à un étudiant que, du point de vue d'un recruteur, une succession baroque de diplômes n'est pas nécessairement bien vue, il ne nous croit tout simplement pas et pense qu'on l'enfume.
J'avais vécu il y a quelques mois une situation similaire avec une personne qui elle, recherchait une thèse depuis 2 ans. Et qui était venu dans mon laboratoire "pour savoir si elle pouvait s'inscrire chez nous" (preuve qu'au bout de 2 ans, elle n'avait strictement rien compris au fonctionnement du système).
Après avoir passé une bonne demi-heure à lui expliquer que ça ne marchait pas comme ça, j'en avais passé une autre à lui expliquer que, dans notre domaine en tout cas, ses chances de trouver une thèse étaient désormais quasi-nulles, puisqu'il y avait non pas une mais deux promos de masters "prioritaires" dans les choix des chercheurs, par rapport à elle**.
J'avais accepté de la recevoir une nouvelle fois quelques mois plus tard, pour lui redire les mêmes choses, et lui conseiller de chercher avant tout des jobs dans le privé. Après 2 ans sans rien faire, elle m'avait même dit avoir refusé un poste de technicien supérieur parce qu'elle ne voulait pas brader son diplôme. A quoi je lui ai répondu qu'après 2 ans d'inactivité, son diplôme ne valait plus grand chose, et, autre truisme, qu'on trouve plus facilement un boulot quand on a un boulot.
La encore, elle ne m'a pas cru, m'a pris pour un connard méprisant, a failli chialer, et m'a cité en exemple tous ces gens qui lui proposent des stages dans leurs labos en lui assurant que derrière, c'est sûr il y a une thèse...
Et puis, on voit passer pas mal de candidatures pour des postes d'ATER ou 1/2 ATER, de personnes à qui on a envie de crier de se barrer de là tant qu'il est encore temps... Je suis personnellement tiraillé entre les besoins du labo (en termes de recherche, et d'enseignement) et l'honnêteté dont j'essaye de faire preuve: je n'ai pas envie de recruter des gens en ATER quand je suis persuadé que leur chance d'obtenir un jour un poste de MCF est nulle. Or, c'est le cas d'une majorité des candidatures que l'on reçoit, soyons franc.
Et même, en tant que "révolutionnaire" de l'ESR, je crois que ces personnes sont indispensables au système, et que le jour où elles auront disparu car elles auront compris qu'on se fout globalement pas mal de leur gueule, le système se cassera la gueule rapidement. Ce que j'appelle de mes voeux.
Mais toujours est-il que peu sont capables d'entendre un discours rationnel leur expliquant qu'étant donné les ouvertures de poste, leur dossier n'est objectivement pas assez bon. Ils peuvent toujours me répliquer, et ils ont peut-être raison, qu'il faut aller au bout de ses rêves etc etc.
C'est toujours plus facile de caresser les gens dans le sens du poil, d'être le good guy, et parfois même dans le monde de l'ESR ça peut s'avérer utile politiquement, mais je crois qu'il est de notre responsabilité d'enseignant de dire aussi la vérité aux étudiants, même si celle-ci n'est pas toujours facile à entendre.
Et donc, si quelques étudiants me lisent: les gentils, ce ne sont pas ceux qui prétendent que, "puisque plus on est diplômé, plus on a un emploi, ergo tout le monde a droit à un diplôme de master", ni ceux qui vous laissent penser que la suite logique de ça, c'est que deux ou trois ou quatre masters, c'est encore mieux. Ceux là, ils n'ont pas forcément besoin d'avoir le leur pour finir au cabinet du ministre ou conseiller à la Mairie de Paris.
Ce ne sont pas non plus les professeurs qui acceptent cette situation voire en profitent, parce que ça leur permet de continuer à maintenir en vie leur formation ou de garder leur petit pouvoir universitaire - qui ne fait pas de mal au CV- de "responsable de master", ou d'avoir, malgré tout, un vivier d'étudiants à disposition pour abattre du boulot pas cher dans le labo.
Remarque: Certains commentaires disent, me semble-t-il, un peu la même chose dans l'article de Gaïa donné en lien plus haut dans le paragraphe sur l'UNEF
* éventuellement, un MBA, ou master spécialisé, ou une formation complémentaire dans un registre très différent, pourquoi pas... mais pas deux intitulés quasiment identiques.
** j'ai rencontré très récemment un jeune au discours par contre très raisonnable, preuve que ça existe, alors qu'il aurait pu faire preuve d'aigreur: après s'être fait bitter 2x en moins de 6 mois sur une offre de thèse (financement "sûr de chez sûr" qui tombe à l'eau au moment de la signature, demande d'une pièce administrative supplémentaire qu'il n'a pas réussi à obtenir dans les délais impartis), il nous a dit que bon, c'était dommage, mais qu'il laissait tomber l'idée et candidatait dans le privé, et donc cherchait à donner un vernis plus pro à son cv avec une alternance.