Je voudrais écrire quelques mots sur la "Tenure", le système nord-américain régissant l'emploi des Professeurs d'Université.*
En effet, on en parle souvent sur Twitter, mais:
- le système est complexe et ne survit pas toujours aux approximations inhérentes au dialogue en 140 caractères.
- il me semble malgré tout qu'un certain nombre de personnes a une vision un peu simpliste de ce système (cela, de façon générale, des politiques aux particuliers, est je trouve assez fréquent quand on parle des Etats-Unis)
Je ne prétends pas avoir tout compris moi-même, mais je vais essayer de coucher ce que je sais (j'ai posé beaucoup de questions à beaucoup de gens pendant mes deux ans là-bas, et continue à le faire dès que je rencontre un collègue américain, ce qui est assez fréquent), ce que je pense être vrai, les quelques chiffres que j'ai pu trouver, ce qui permettra de poser les bases de discussion, précisions, corrections etc.
Définition rapide:
Après un processus de recrutement sur lequel je ne reviendrai pas (extrêmement différent à tous niveaux du système français), un "département" (l'équivalent français serait typiquement le laboratoire ou l'UMR) embauche un Assistant Professor.
La différence avec un Maître de Conférences est significative en termes de recherche: un Assistant Professor a pour mission de "construire" un groupe. Activité de recherche propre, recrutement d'étudiants, recherche de financements (très important) etc. Il est généralement nommé pour "combler" un trou thématique d'un département (et donc pas pour joindre une équipe préexistante).
Ce poste est en quelque sorte "à l'essai", on dit que le Prof est sur la "tenure track".
Au bout de 3 ans, il subit une "mid-review", de la part du département (puis ensuite du "college", échelle supérieure constituée d'un conglomérat de département, puis de l'administration centrale de l'Université elle-même). Le but est d'évaluer à quel point les missions (enseignement, financements, publications, nombre d'étudiants etc) sont bien remplies**: c'est, de ce qu'on m'a dit, un processus qui, bien que stressant, est surtout "administratif", dont il ne ressort le plus souvent que peu d'informations ou de décisions concrètes, même si la sonnette d'alarme peut être tirée à ce moment là, sur un point précis ou sur tous.
Au bout de 6 ans (cela peut être moins si la personne est exceptionnelle, plus notamment s'il y a eu des arrêts maladie, parentaux etc), le même processus est réédité, mais il s'agit de l'évaluation finale.
Soit l'Assistant obtient la tenure et devient Associate Professor (avec une revalorisation salariale, relativement mineure d'après ce qu'on m'a dit - le saut se faisant surtout au passage Full Professor, ~5 ans plus tard-).
Premier point assez important: dans ce cas, le job est "à vie"***, sauf dans le cas où l'Université coule ou décide de fermer un département entier, dans le cas où le Professeur tue ou viole un étudiant, etc. Un peu comme un fonctionnaire donc, mais au niveau de l'Université et pas de l'Etat. Il faut d'ailleurs noter qu'il n'y a pas de "retraite obligatoire" pour les "tenured faculty", ceci ayant été considéré il y a une quinzaine d'années comme une discrimination par l'âge. C'est donc dans certains cas vraiment "à vie": ceci coûte extrêmement cher et pousse les Universités à proposer des départs volontaires très généreux à leurs professeurs de plus de 65 ou 70 ans... (voir par exemple ici ou la).
Dans le cas contraire, on lui "dénie" la tenure (tenure denial). Eg, la personne doit quitter l'Université, et trouver un autre job si elle peut (qui peut être dans une autre Université, ou dans le privé par exemple). Il faut noter que dans ce cas, le groupe construit depuis six ans est dissout et les étudiants sont dans la merde aussi, mais on ne s'attardera pas sur la question (je suis un permanent, hein, rien à foutre des étudiants).
La question qu'il faut se poser est: quel est le pourcentage de "tenure denial"?
Hélas, comme le regrette cet article, il n'existe pas de statistiques au niveau fédéral, voire même au niveau des Universités pour la plupart d'entre elles.
L'article en question s'intéresse au cas de Penn State University, Université d'Etat plutôt renommée, avec des données relativement anciennes et très générales (aucunes distinctions, si elles existent - ce qui serait, d'expérience, mon "gut feeling"-, entre sciences molles et dures, ou entre colleges...): entre 1990 et 1998, 55% des Assistant Professors ont obtenu la tenure en 7 ans.
Il faut souligner que cela ne veut pas dire que 45% ont vu leur tenure "denied": en effet, un nombre non nul d'Assistant Professor quitte l'Université sans aller jusqu'à la "review" (soit parce qu'ils savaient qu'on les virerait, soit parce que ça n'était pas leur trip finalement, soit parce qu'on leur a proposé plus de thunes ou un meilleur job dans une autre Université, soit parce qu'ils sont partis dans l'industrie quand ça s'y prête, soit parce qu'ils ont arrêté plus d'un an, etc).
Il faut d'ailleurs noter que les "appréciations positives" des demandeurs au niveau du college sont, au bout de 6 ans, de 90%.
Le taux de tenure est donné, pour une seule année (04-05) et pour 10 Universités, et on voit qu'il varie énormément (de 33% à 67%), même si la moyenne est elle très proche du 55% susmentionné.
Deuxième point important: il me semble que pour un certain nombre de français, l'imaginaire est que le taux de succès à la tenure est extrêmement faible, de l'ordre de 20 ou 30%. Or, on voit que cela est très variable selon l'Université, et qui plus est ne semble pas vrai en général. Cela existe, mais ce n'est pas la norme.
Ainsi qu'on me l'a expliqué, pour une majorité d'Universités et de départements, le but a priori est vraiment de garder les gens: embaucher pour 6 ans est un investissement lourd, virer peut être désastreux (on ne sait pas si on pourra réallouer le poste, ce n'est pas bon pour l'image à tous les niveaux, etc), bref on veut que (et on fait tout pour que) ça marche, même si on se garde la porte ouverte.
D'ailleurs, il semble que le processus aille rarement à son terme "négatif": autrement dit, beaucoup de ceux à qui on "dénierait" probablement l'application quittent de leur "plein gré" le système avant les six ans (notamment après la mid-review).
Je pense que cela est dur à comprendre pour nous français tant cela diffère de notre mentalité depuis tout petit (par exemple l'examen qui n'est jamais là pour simplement vérifier que c'est compris mais toujours là pour piéger, etc).
Que cela soit un processus stressant et compétitif, je ne le nie pas: mais je pense que la vision que l'on a souvent en France selon laquelle il s'agit d'ultra-darwinisme social est exagérée.
Je vais maintenant donner des chiffres "invérifiables", ceux que m'ont donné à la louche divers collègues de diverses institutions, allant de Harvard ou du MIT, à des universités plus obscures comme University of North Dakota).
Les chiffres, outre qu'ils sont à prendre avec des pincettes, concernent les domaines que je connais (soit les départements de Physics, Chemical Engineering, Mechanical Engineering, Materials Science etc), ce qui peut expliquer les différences d'avec ceux de l'article.
A Harvard, le taux de réussite à la tenure est effectivement très faible (autour d'un tiers): cela s'explique par la politique de l'établissement, assez simple à comprendre. Recruter les "meilleurs aux dents longues" pour les faire bosser comme des chiens pendant 6 ans, ramener un max de thunes et produire à mort. Une fois qu'on les a crevés, on garde les tops du top, et pour le reste on recrute comme "Associate" en siphonnant les autres Universités. Il faut voir que les recalés d'Harvard ne finissent que rarement sous les ponts, et que plein d'universités un peu moins côtés sont contents de les accueillir à bras ouverts.
Cette politique est également pratiquée (avec des taux un peu plus élevés, autour de 50%, par le MIT, Stanford etc).
Dans la plupart des Universités, il semble qu'on tourne typiquement autour de 80% (voire plus dans les "petites"):
Au sein de mon département, qui, même s'il n'appartenait pas à une Université globalement prestigieuse, fait régulièrement partie du "top 5 US" dans son domaine**** n'a encore jamais "dénié" la tenure à qui que ce soit, sur une quinzaine de Professeurs. Deux sont partis avant la fin du processus (l'un parce qu'on lui aurait probablement dénié, l'autre simplement parce que ça ne lui plaisait pas et qu'on lui offrait mieux dans l'industrie).
Un collègue dans un petit département d'une petite Université m'a expliqué qu'ils avaient mis un an à pourvoir le poste avant son arrivée, que les attentes étaient modestes et qu'il faudrait vraiment qu'il y mette du sien pour ne pas avoir sa tenure.
Voila pour quelques éléments qu'il me semblait important de préciser.
Si vous avez des compléments d'informations, des contradictions, des sources à apporter en commentaires, n'hésitez pas...
* je signale qu'il existe des postes, relativement peu nombreux, sans "tenure" mais permanents malgré tout, dits de Research Scientist. On les trouve dans les instituts nationaux (type NIST) mais aussi au MIT ou ailleurs: ils n'impliquent pas d'enseignement, et généralement moins de responsabilités en termes de financements, vie de groupe etc. On pourrait les placer, je pense, à la frontière entre IR et CR. Je pense que les perspectives d'évolution ne sont par contre pas super excitantes.
** il faut noter que ces missions peuvent varier extrêmement en proportion d'un endroit à l'autre, entre "college" (instituts ne formant pas de docteurs, centrés sur l'enseignement même si les plus prestigieux prennent aussi en compte la recherche, faite en formant les "undergrads") et universités ultra-prestigieuses et compétitives comme Harvard.
*** les Professeurs perdant de l'activité en recherche, soit parce qu'ils décrochent moins de contrats soit parce que cela les intéresse moins, sont peu à peu assignés à des activités plus administratives ou d'enseignement. Les aller-retours sont possibles au long de la carrière.
*** autre détail qui a son importance: aux US il y a des bons départements dans des universités médiocres. Il y a aussi de bons chercheurs dans des départements médiocres.