J'ai déjà abordé il y a plus de trois ans la thématique de la traduction, du passage "V.O." "V.F.", donc il y aura peut-être des redites et ou contradictions.
Mais:
- j'ai, comme mes lecteurs, la flemme de me (re)lire.
- je revendique le droit à dire tout et son contraire à 3 ans d'écart comme le premier analyste sportif ou politique venu.
- le sujet stimule mon intellect (n'ayons pas peur des mots).
- les administratifs et les élèves commençant enfin à partir en vacances, j'ai la paix plus de 7 minutes d'affilée.
Aujourd'hui donc, petite tentative de réflexion au travers d'un écrivain aussi majeur que productif, Joyce Carol Oates.
En très résumé, Oates a un goût prononcé pour les ambiances ou situations glauques et la violence, psychique et physique.
Elle a notamment écrit deux romans où le narrateur est un tueur en série.
L'un, "The triumph of the spider monkey", est inspiré par la vie de Charles Manson, et a été écrit en 1976. L'autre, "Zombie", est sorti en 1995 et se base vaguement sur le personnage de Jeffrey Dahmer, deux des plus célèbres serial killers américains, donc.
J'ai lu le second il y a quelques temps, en anglais. Et le premier dernièrement, cette fois-ci en français.
Si j'avais été scotché par Zombie, prenant, malsain, crédible (pour autant que je puisse imaginer la psyché d'un serial killer), j'ai trouvé The Spider Monkey déroutant et globalement peu accrocheur, notamment du fait d'un style (que j'imagine volontairement) difficilement compréhensible: phrases sans queue ni tête, situations mal explicitées, absence de structure du récit avec sauts temporels, etc.
Se peut-il que cette différence de ressenti*, pour deux romans "proches" (même auteur, même thématique, traitement similaire) soit majoritairement dûe à la traduction?
Ou l'un est-il objectivement plus réussi que l'autre, ne serait-ce que parce qu'il y a 20 ans d'écart, et donc d'expérience en plus pour l'auteur, entre les deux (comme entre Lolita et l'Enchanteur - qui n'est guère plus qu'un "premier jet" du roman culte-, de Nabokov)?
Pour essayer d'apporter une réponse, il faudrait sans doute que je relise Spider Monkey en version originale. Puis que j'enchaîne avec Zombie, pour une comparaison plus directe. Et que je finisse par Zombie en français pour voir le traitement qui lui a été réservé.
Autant dire que je n'ai pas que ça à foutre.
Et que ce ne serait dans certains cas de toute façon pas envisageable: j'aime beaucoup le caractère onirique, romantique et poétique des romans d'Haruki Murakami, mais je ne vais pas aller apprendre le japonais pour m'assurer de leur qualité originale. Je me contente de remercier son traducteur attitré (Corinne Atlan) pour son travail que j'imagine colossal.
On peut cependant évoquer certains aspects qui peuvent rendre la traduction anglais-français difficile.
- le "courant de conscience" où quand l'écriture tente de reproduire la pensée qui vagabonde. Le procédé ne me dérange pas trop en anglais, mais il me semble assez inadapté au français: je pense que c'est parce que l'anglais est une langue peut-être moins riche mais plus malléable, où la différence entre l'écrit et le parlé/pensé est donc moindre. Un roman anglo-saxon écrit "comme on parle" peut être parfaitement naturel. Au contraire, un "français parlé" à l'écrit est toujours, je trouve, quelque peu artificiel.
- l'inverse est probablement aussi vrai: je n'ai pas feuilleté les traductions anglaises de Proust, très respecté outre-Atlantique, mais je me demande comment il est possible de rendre dans une grammaire qui privilégie les phrases courtes et simples de type sujet verbe complément les écrits alambiqués et les phrases de 20 lignes à 6 subordonnées du père Marcel.
- de façon générale, les jeux complexes sur le style, comme ceux que pratiquent Martin Amis, sont probablement une gageure: je n'ai rien compris à Chien Jaune en français, mais mes limitations en anglais font que je n'aurais probablement pas compris plus en version originale. Cela dit, dans le cas d'espèce cela vient peut-être du roman lui-même: il semble que la critique anglaise n'a pas vraiment compris non plus.
Pour conclure, revenons à nos examples Oatesques:, sans être vraiment dans le cadre du courant de conscience, on lit le récit à la première personne d'un cerveau malade et meurtrier (dans le cas de Zombie, c'est un "journal intime", dans le cas de The Spider Monkey, c'est plus vague: souvenirs, défense lors du procès, récits d'entretiens psychiatriques etc): c'est donc une expérimentation littéraire, où le traducteur va avoir un gros travail pour intuiter et respecter les buts de l'auteur**.
* Pour le bien de la rhétorique, on négligera ici de façon totalement fantaisiste la probable différence d'état d'esprit du lecteur entre ses deux lectures.
** Bref, on n'est pas ici dans la traduction d'un Kay Scarpetta écrit en roue libre par Patricia Cornwell ou dans le tome 158 des oeuvres de Stephen King, où n'importe quel bilingue sachant construire une phrase sera capable de proposer une traduction honorable.