Ce déjeuner à l'Arpège (84 rue de Varenne, 75007 Paris, à côté du musée Rodin, métro Varenne, site web) a eu lieu lors de l'un des sympathiques ponts du mois de mai, dont Priscilla et moi profitâmes pour fêter mon anniversaire.
Alain Passard n'est pas un perdreau de la veille, puisque cela fait près de 30 ans qu'il dirige l'Arpège et près de 20 que celui-ci à 3 étoiles au guide Michelin.
Toutefois, le mouvement locavore et la mouvance parisienne des néo-bistrots de chefs hipsters, à base de menu du marché au fil des saisons et de légumes oubliés cuits à basse température, lui ont donné un large supplément de visibilité au cours des dernières années, tant il apparait comme le précurseur, le pape, ou le mentor de cette plus si nouvelle vague. En effet, cela fait presque 15 ans que Passard propose une cuisine quasi-végétarienne, basé sur les légumes de ses propres jardins.
Bref, aujourd'hui, pour ouvrir son bistrot chic à Paris, il vaut certainement mieux sur son CV avoir épluché les patates chez Passard qu'avoir été chef de partie chez Bocuse. Consensus qui est en fait un amusant retournement, car au milieu des années 2000, aux débuts de sa "reconversion thématique", le maintien des 3 macarons était plutôt controversé.
A 12h pile, nous sommes la 2ème table à nous installer, 2 touristes chinois sont visiblement là depuis un petit moment. Plusieurs personnes nous suivent dans la foulée, le restaurant sera définitivement plein vers 13h. Clientèle assez éclectique, pas mal de couples jeunes ou moins jeunes, quelques familles, touristes, et assez peu de "déjeuners d'affaire", globalement plus de jeans chemisettes que de costards cravates.
Première chose à remarquer, la salle, d'une petite cinquantaine de couverts (plus une salle ou un salon en sous-sol, visiblement) est franchement banale. Clairement, par rapport aux 4 ou 5 autres 3 étoiles testés, ça "casse les codes" (même l'Astrance, qui ne pousse pas loin le décorum, me semble substantiellement plus chic). La moquette beige mériterait d'être changée, l'éclairage n'est pas optimal (j'ai eu le soleil dans la gueule une bonne partie du repas), et l'espace est très optimisé pour ce genre d'endroit.
Le menu déjeuner est à 140€, en proie à une augmentation assez régulière (120 en 2010, 130 en 2011...). A la carte et pour les menus du soir/dégustation, on est bien entendu comme dans tous les 3 étoiles parisiens autour de 300, c'est encore hors de question en ce qui me concerne.
Une fois n'est pas coutume, je n'ai pas regardé la carte des vins, épaisse, je n'en dirai donc rien, et me suis contenté d'un verre. Les choix au verre sont minimalistes (3 blancs, 3 rouges), et piquent un peu les yeux: mon verre de Savennières Domaine aux Moines 2011 était à 17 ou 18€, le prix caviste pour la bouteille étant autour de 15, et le verre pas spécialement généreusement rempli. Par rapport au prix propriété, on doit taper dans le coefficient 8-10. Il y aurait des progrès à faire de ce côté là.
Le menu déjeuner annonce sobrement 4 "entrées" végétariennes, 4 "plats" dont 1 poisson, 2 végétariens et 1 viande, et 2 desserts. Il y aura en fait 5 assiettes supplémentaires, sortes de "créations spontanées du jour" du chef, servies à toutes les tables en interrompant le déroulement "classique" du repas.
Après des petites tartelettes aux légumes, on commence par un sushi de betterave (plat qui ne sera pas servi aux tables arrivées après nous m'a-t-il semblé, remplacé au cours du repas par un vol au vent de légumes du jour).
Ravioles potagères multicolores, consommé de petits pois: hyper parfumées, ayant chacune un goût différent, excellent.
Suit l'asperge blanche parfumée au laurier, oseille, que j'ai oubliée de photographier.
Epinards palco fanés au beurre noisette, carotte à l'orange, citron confit. Mélange étonnant, subtil, et bien maîtrisé, manque un peu de "consistance" peut-être (le fameux fondant-croquant).
Premier extra: potage foin/ail, mousse au speck (si je me souviens bien). Ca ne fait pas rêver dit comme ça, mais c'est une tuerie.
Deuxième extra: un petit taboulé revisité bien sympa.
Pommes de terre nouvelles au Côtes du Jura, pois gourmands (la version "chic" de ce plat, dans les autres menus, est au vin jaune). Comme quoi, il y a de la noblesse dans les patates.
Troisième extra qui est visiblement un classique: tartare de betteraves au raifort/frites. Ca rappelle beaucoup un plat russe, le hareng en fourrure, sans hareng bien sûr. Ca fait beaucoup de betterave pour moi qui ne suis pas fan, mais c'est quand même pas mal.
Quatrième extra: pizza de légumes (plutôt une sorte de brioche en fait) et tapenade, présentée entière à toutes les tables avant d'être ramenée en cuisine et découpée. Après les premiers plats "asiatisants" (les ravioles), le détour par la russie, on migre en Provence, encore une fois avec beaucoup de personnalité et de goût.
Filet de sole de Lorient à la verveine, chou de printemps. Beau mariage un peu terre-mer, rustique et subtil, petite touche de verveine bien pensée.
Cinquième extra: minestrone de légumes. On part en Italie, c'est frais, croquant, goûteux, probablement plus convenu, malgré les petits dés de chorizo pour la coloration internationale.
Un autre plat signature, la jardinière arlequin et merguez végétale. Un couscous revisité, quoi. Très léger, en fait, et comme toujours beaucoup de saveurs bien intégrées.
Parce qu'on a pas assez mangé, on termine par un cochon de lait farci et rôti, parfumé à la sauge, avec une mousse de brocoli. La aussi, peut-être plus convenu, mais très bon.
Le dessert, millefeuille à la rhubarbe, est massif mais beaucoup plus léger que prévu. A cela, on ajoute un petit pot de crème aux pousses de pin, et plusieurs mignardises dont la fameuse tarte aux pommes, un chou à la crème etc.
Bilan, tout de même, 4h passées à table: comme d'autres, j'ai trouvé les desserts plutôt moins intéressants. Le reste est assez incroyable: il n'y a pas de plats qui ressortent spécifiquement, mais c'est surtout parce que le "niveau moyen" est assez exceptionnel.
C'est hyper créatif, et bien qu'on puisse éventuellement sentir la filiation, il n'y a je trouve rien de comparable avec ces assiettes devenues en peu d'années très convenues et aujourd'hui dupliquées de Paris à Copenhague (vous me direz à raison que ce n'est pas le même prix non plus: addition à 160€ avec eau minérale et café/infusion, environ 180-200€ avec un ou deux verres de vin ou peut-être une bouteille "premier prix" pour deux).
Revenons à notre repas: il y a des moments où ça s'enchaîne vite, des respirations bienvenues d'une demi-heure (on n'a pas beaucoup mangé le soir, mais finalement la quantité impressionnante passe plutôt bien). Le repas est déstructuré par rapport à ce qui est annoncé sur la carte, probablement pour faire sortir des assiettes similaires en même temps: chaque table a donc son ordre et son timing propre, ce qui ne doit pas être toujours facile à gérer pour la brigade.
Quelques mots sur le service: il maîtrise bien son sujet, peut-être un peu laconique (peu de communication au-delà de l'annonce des plats), mais l'exiguïté de la salle fait qu'ils ont tendance à se marcher un peu sur les pieds.
Enfin, Alain Passard, qui porte beau, fait son petit tour de salle vers 15h, avec un gentil mot un peu barré pour tout le monde. J'avais entendu quelques réserves sur son comportement, parfois, mais rien de ça ici, la classe.
Petite conclusion "philosophique":
Je reviens à mon expression "casser les codes". L'Arpège s'affranchit de presque tout ce que j'ai pu voir dans les autres 2 ou 3 étoiles. En fait, on n'est quasiment plus dans le cadre d'un repas, il s'agit d'une expérience.
Du coup, si j'étais très riche ou faisais des affaires, et étais disposé à peser 150 kilos, autant je pourrais m'imaginer déjeuner chez Savoy ou au Ritz régulièrement (on est dans le luxe, mais avec un cadre et une structure bien connus), autant je ne pense pas que je pourrais aller à l'Arpège ne serait-ce qu'une fois par saison. On nous a demandé au début du repas si nous avions des contraintes horaires, mais au vu du déroulement du repas je ne vois vraiment pas l'intérêt d'y aller pour becqueter en 1h30.
Il y a un côté un peu "hystérique", dans cette "création" permanente (ça joue beaucoup sur le côté "atelier d'artiste"), dans ce ballet frénétique de serveurs au sein d'un espace serré pour tenter de garder le contact avec ce que produit le chef, dans ce "désordre maîtrisé sur le fil", qui fait qu'on ressort ravi mais quelque part un peu lessivé, dans un état beaucoup moins voluptueux que dans les autres grands restaurants que j'ai pu fréquenter.
Par contre, n'étant pas riche au point d'aller plus d'une fois par saison dans un gastronomique, c'est paradoxalement l'Arpège qui me ferait le plus hésiter entre y retourner (à une autre saison, pour voir ce que Passard peut faire en été, en automne, voire en hiver) ou découvrir une nouvelle maison. Un tour de force, car mon logiciel personnel me pousse plutôt vers la nouveauté que vers la répétition.
Bref, d'ici un an ou deux, le temps de se remettre, il est probable, si Dieu veut, qu'I'll be back.